Prises de position

L'INFO À TOUTES LES SAUCES

Malgré les multiples dénonciations de son inféodation aux pouvoirs politiques dont elle a fait l'objet tout au long de son histoire, l'information télévisée avait jusqu'à présent réussi à conserver ce capital de crédibilité que lui a tout de suite conféré la puissance des images. Fallut-il donc qu'une ligne blanche pourtant bien difficile à définir avec précision soit ostensiblement franchie pour que les yeux du public semblent enfin s'entre-ouvrir et que la belle façade d'intégrité et de professionnalisme qu'elle avait préservée tant bien que mal en vienne si rapidement à se lézarder ?

Chacun a sans doute présentes à l'esprit ces formules d'une extrême sévérité dans la critique dont l'information télévisée se voit de plus en plus souvent affublée: "INFO MANIPULATION", ce qui est bien plus grave encore que la volonté délibérée de tromper, qui elle au moins peut toujours être dénoncée en face. Ici l'excuse d'être soi-même manipulé, de n'être au fond qu'une victime des forces du mal qu'incarnent si facilement pour le public les pouvoirs politiques, cette excuse se retourne bien vite contre celui qui dans la profession oserait l'évoquer. Le journalisme de télévision, comme toute autre forme d'exercice du même métier, ne doit-il pas justement la possibilité même de son existence à la capacité qui lui est implicitement reconnue de savoir dénoncer et donc d'échapper à des pièges dont on sait qu'il lui est facile d'user et d'abuser. Car si ceux qui ont le pouvoir de manipuler les autres en viennent justement à le faire sans le vouloir et sans s'en rendre compte, parce qu'ils sont eux-mêmes les premiers manipulés, alors il n'y a plus de limite à la manipulation. La vérité que la télévision était chargée de nous faire voir, est alors elle-même frappée de soupçon. Soupçon de n'être qu'une vérité pour quelqu'un ou quelque chose, en tous cas une vérité pour d'autres fins qu'elle-même. Qui pourrait soutenir alors qu'une telle vérité est toujours bonne à dire ?

"L'INFO-SPECTACLE" ; comme si c'était seulement aujourd'hui que l'on découvrait l'aspect contradictoire de ces deux termes; comme si en devenant "scoop" la nouvelle s'était transformée au point d'en perdre son âme. A l'époque du tout-info, de l'info continue, répétitive à force d'être montée en boucle, peut-il y avoir des événements en dehors de ceux que la télé fabrique elle-même, dans l'irruption de l'incongru sur le plateau, du non-maîtrisé, de ce qui peut faire gag ou être véritablement tragique, selon le point de vue que l'on adopte. A l'époque de l'info-marchandise, réalisant des scores d'audience considérables, est-il possible
d'avoir un autre usage que de consommation ? Entre 19 h et 20 h, il peut toujours se passer quelque chose; donc il faut être là pour pouvoir dire qu'on l'a vu, dans l'instantanéité du spectacle par rapport à quoi le différé perd toute saveur. Au fond l'important n'est pas de savoir ce qui s'est passé, encore moins de le comprendre, ce qui compte c'est d'être là au bon moment, en première ligne, confortablement assis devant son écran, pour être celui à qui l'événement est destiné. La personnalisation de l'information ne réside pas seule- ment dans le triomphe des présentateurs vedettes. Elle passe aussi par la fidélisation du téléspectateur pour qui s'il vient à manquer un seul épisode, c'est toute sa relation au monde qui est compromise.

La grand'messe de l'info télévisée, tous les soirs à la même heure, suivie toujours dans la même attitude d'écoute distraite mais sensible aux effets d'image, n'est sans doute pas encore arrivée au moment de sa disparition. Pourtant l'alternative existe. Le prototype en est le 8 1/2 de ARTE (titre ô combien agréable au cinéphile). En soi le concept n'a rien de révolutionnaire: un changement d'horaire et de format, la suppression du présentateur et le tout image, d'autres y avaient déjà pensé. La véritable nouveauté ce n'est pas non plus la tendance "culturelle", le fait de parler peinture ou opéra. La nouveauté c'est le renoncement à la sacro sainte loi de la proximité, c'est d'ouvrir sur autre chose que ce qui se passe à notre porte, c'est la marche vers la citoyenneté du monde à travers la visée européenne. Oui, ce traitement là de l'information a quelque chose de dérangeant !

Jean-pierre CARRIER