L'ÉCRAN, NOUVEAU PANTHÉON INTERACTIF ?
Les jeux vidéo qui sont bien rarement objet d'échange ou de débat
dans les milieux qui se préoccupent d'éducation et d'enseignement
sont pourtant bien présents auprès des enfants et des jeunes :
plus de sept millions de consoles déjà vendues en France et aux
États Unis, le chiffre des ventes devance aujourd'hui celui des
téléviseurs. L'attrait, jamais relâché ces dernières années, des
jeunes pour ces jeux, minutieusement entretenu par la publicité
des fabricants, permet de penser qu'au delà d'un simple effet
de mode, les jeux vidéo font désormais partie intégrante de leurs
paysages éducatifs.
De nombreux travaux, aux USA - particulièrement ceux de Patricia
Greenfields - en Israël et en Europe, s'appuyant sur l'observation,
concernent notamment l'impact de ceux-ci dans le domaine du développement
cognitif, mais aussi des procédures expérimentales: ils mettent
en évidence l'influence que la pratique des jeux vidéo exerce
sur le développement de la pensée inductive, l'élaboration du
schéma corporel, le traitement en parallèle de données multiples
et d'une façon plus générale la formation de l'esprit scientifique.
On peut envisager, même si dans ce domaine les études sont moins
démonstratives, que cette influence soit sous-tendue par une "certaine"
culture, qu'elle véhicule des valeurs, bref, qu'elle soit aussi
d'ordre idéologique. Pour toutes ces raisons, au moins, les éducateurs
ne peuvent "faire comme si" ces jeux vidéos n'existaient pas,
car, installés entre informatique et télévision, ils participent
au développement de ce qui est ressenti de plus en plus comme
" une culture de l'écran ".
Les jeux vidéo, c'est quoi ?
Une étude d'Alain et Frédéric LeDiberder propose une typologie
qui donne, en miroir, une bonne idée de ce qui attire les jeunes,
des capacités qu'ils développent chez eux et sans doute aussi
des différentes voies que peuvent emprunter les éducateurs qui
ne souhaitent pas laisser le secteur économique seul maître à
bord de ces nouveaux vaisseaux pédagogiques.
Les adaptations électroniques de jeux du patrimoine mondial parmi
lesquels jeux de réflexion en solitaire, jeux de société et jeux
de rôle et/ou d'aventure.
Les jeux d'Arcade qui se différencient selon les capacités qu'ils
requièrent (réflexes, adresse, vitesse ... ), le moteur de l'action
qu'ils proposent (shoot them up - descends-les! -, jeux de combat
... ) ou l'identification que le joueur est invité à opérer au
personnage qu'il manipule sur l'écran.
Les simulations, dont l'un des premiers jeux - Flight Simulator
- qui reste l'un des plus vendus dans le monde, permet au joueur
de s'essayer, presque "en vrai" dans le rôle actif du pilote
d'un vol virtuel.
Cette typologie met en avant l'éventail très large des possibilités
offertes et qui tirent leur diversité soit en puisant directement
aux sources de la tradition, soit en innovant grâce aux nouvelles
techniques, vers des créations originales par essais/erreurs,
tâtonnement et anticipation dans des conditions suffisamment proches
de la réalité pour permettre au joueur "d'oublier" la machine
et de prendre ainsi, sans même y penser, son jeu pour une réalité.
De plus, quels que soient les supports qu'ils utilisent (jeu de
poche, console portable ou couplée à un téléviseur, micro-ordinateur),
ces jeux ont en commun l'obligation d'interactivité, certes limitée
par la nécessité, pour le joueur, d'élucider la logique du programme,
mais qui lui interdit toute passivité en l'invitant en permanence
à mémoriser, anticiper, imaginer et réagir à ce qui advient sur
l'écran et dont il est en grande partie la cause. Sans parier
de la motivation renouvelée qu'il tire de la compétition, de la
réalisation d'un projet, de la maîtrise d'un système, du spectacle...
Qui joue aux jeux vidéo ?
Une recherche récente de Patrick Longuet, réalisée à partir de
près de 1 500 réponses à un questionnaire diffusé dans des associations
d'éducation populaire (notamment celles qui sont réunies dans
En Jeu Télé) répond partiellement à cette question en donnant
quelques traits de l'amateur de jeux vidéo. Les jeunes jouent
massivement jusqu'à la classe de seconde qui marque un net fléchissement
des pratiques. Le milieu ne semble pas jouer de discrimination
quant au fait de jouer mais il a un rôle important de régularisation
de l'usage des jeux, au point de "surligner une frontière plus
profonde (que celle des CSP), celle de la fracture sociale". La
pratique semble indifférente à la réussite scolaire (si l'on en
croit les déclarations des intéressés), les non-joueurs se répartissant
équitablement dans tous les profils scolaires. Que se soit en
fréquence ou en durée, le temps consacré au jeu est moitié moindre
chez les filles que chez les garçons. Les jeux de plateforme (Mario
Sonic est la référence) ont la préférence quel que soit le sexe,
mais les filles ne jouent pratiquement pas aux jeux de simulations
sportives. Et l'étude conclut : "Cette aptitude qu'ils ont (ces
jeux) de se mouler dans la société telle qu'elle existe, sans
modifier les rapports entre les gens, en flattant au contraire
les représentations qu'ils se font déjà de qui ils sont, de leur
culture, de leur mode de travail, explique leur fantastique développement
et surtout le silence des chercheurs et des intellectuels sur
ce sujet ".
Et justement, ce silence (tout comme celui qui se fait le plus
sou-vent à propos de la télévision) n'est-il pas étrange, voire
contra-dictoire, surtout s'il vient d'éducateurs qui fondent leur
action sur le projet d'aider l'enfant à devenir un adulte critique,
autonome et finalement capable de provoquer d'orienter et de maîtriser
le changement social. Peut-être, là encore, sommes-nous trop péné-trés
d'idées reçues qui nous font, sans doute de façon peu consciente,
entrevoir ces jeux relativement nouveaux comme source de danger
idéologique voire d'abrutissement. comme ins-trument de repliement
sur soi-même ou au contraire comme la manifestation sectaire d'une
passion par trop dévorante.
Mais cette absence d'intérêt des adultes pour des jeux qui semblent
pourtant si bien installés dans l'univers d'un grand nombre de
jeunes, n'est-il pas la manifestation, à contrario, de nos difficultés
ou de nos désillusions concernant la médiation culturelle. Comme
si nous restions indécis quant aux nécessités de cette médiation!
L'histoire - un essai récent le suggère - dira s'il ne s'agit,
dans ces jeux que " d'un nouvel avatar de nos illusions sur la
culture et ses pratiques ".
En attendant est-il bien conséquent de laisser les enfants et
les jeunes "se débrouiller" tout seuls entre l'admiration qu'ils
portent à des héros virtuels et la soumission aveugle aux seules
propositions des concepteurs plus inspirés par le marché que par
l'influence éducative qu'exercent leurs productions. Nous donnons
nos "gands hommes" en exemple à la jeunesse en les affichant au
Panthéon. Très bien! Mais les cérémonies à peine terminées, nous
la laissons sous l'influence de modèles d'autant plus influents
que - mieux que ceux de la télévision - ils donnent l'impression
à ceux qui les activent sur l'écran de n'exister que par eux !
Malraux est au Panthéon, immortel certes mais bien lointain ;
tandis que Mario et ses nombreux clones restent bien présents,
bien proches, au quotidien des petits écrans, avec leurs idées,
leurs méthodes et leurs projets qui se confondent ne serait-ce
que le temps d'un jeu avec les miens : le héros, c'est moi! (quel
meilleur "éloge de la fuite", cher Henri Laborit ! ).
Au point de se demander sérieusement si l'action éducative et
culturelle ne passe pas aussi, désormais, par les manettes de
jeu et autres souris !
Pierre CAMPMAS |