USAGER OU CONSOMMATEUR
Il y a au moins trois manière de consommer du cheval: la boucherie,
degré zéro de la consommation, le manège, premier pas vers un
tourisme écologique et culturel, le P.M.U., qui (ca)racole sur
les voies de l'illusion
A chacune ses vertus !
On serait tenté de transposer cette proposition de l'humoriste
à une présence télévisuelle où, au nom du réalisme économique
et de pseudo exigences du public, priment audimat et un manque
évident de sens des responsabilités. Mais ce serait sans doute,
confondre usage et consommation. Car l'usage d'écrans audiovisuels
recouvre des emplois très différents de l'information : simple
consommation aboutissant à la destruction par éphémérité (zapping),
à l'usure par modification ou détérioration et dans le meilleur
des cas à une utilisation réelle. Réduire la fréquentation des
écrans au seul acte de consommation aboutirait donc à confondre
produits audiovisuels et simples techniques de marketing destinées
à vendre d'autres produits, " alors que ceux-ci peuvent et doivont
être mis à la disposition des enfants et des jeunes en tant qu'atouts
culturels
".
La théorie de la boussole
Recherchée ou subie, volontaire ou non, l'influence ainsi exercée
est une réalité, même si l'on en mesure difficilement les effets.
En fonction de son expérience personnelle, du contrôle social
plus ou moins prégnant qu'il subit, des pratiques culturelles
de son milieu, chaque jeune téléspectateur ne s'inspirera pas
forcément des modèles ou des idéologies véhiculés par les médias,
mais il les gardera en mémoire et les utilisera, plus ou moins
consciemment, pour prendre la mesure de ses propres comportements;
et ceci en proportion de la distance qu'il aura su ou pu établir
avec eux.
Ainsi, par (ou grâce à!) la télévision, l'enfant se trouve-t-il
confronté à des situations d'apprentissage d'un type nouveau puisque
relevant d'une quasi perception à partir d'éléments ou d'expériences
qui restent totalement débrayés de sa propre réalité expérimentale
quotidienne, et qui le surprennent le plus souvent hors de tout
contexte de médiation par ses pairs ou ses éducateurs. Concernant
connaissances, valeurs, ou représentations, la télévision, mais
aussi les jeux vidéo, proposent en effet une multiplicité d'entrées,
de valeurs, de modèles, de stratégies... qui déplacent plus ou
moins la relation du joueur ou du téléspectateur à son écran préféré,
du champ de la consommation vers celui de l'usage.
Cette simple remarque nous laisse penser qu'il y a vraisemblablement
plus à gagner en connaissance pour les éducateurs à l'observation
de ce que les enfants font des écrans plutôt qu'à la recherche
d'une improbable découverte de l'effet que ceux ci sont sensés
leur faire.
Usager contre consommateur?
L'avantage évident de se placer du point de vue de l'usage est
de nous renseigner davantage sur l'usager (merci La Palisse!)
que sur le produit (culturel). Ainsi va-t-on s'intéresser aux
besoins de l'usager, à la façon dont il entre en contact avec
les systèmes d'information qui lui sont proposés et aussi (et
surtout!) à la façon dont il construit du sens à partir de ce
qu'il regarde/écoute. Cette priorité accordée à l'identification
des besoins suppose que l'on privilégie l'étude des interactions
entre l'enfant et son écran parce que cette relation est à la
fois révélatrice de ses besoins et des stratégies qu'il est amené
à mettre en oeuvre pour donner sens à ce qui n'est au départ,
pour lui, que spectacle.
L'information découle de cette construction puisqu'elle ne saurait
prendre une quelconque réalité sans répondre à un questionnement
personnel.
Mais elle suppose aussi une acquisition progressive d'autonomie.
Contrairement au simple consommateur, l'usager se met dans la
nécessité de décoder ce qui au premier regard pourrait apparaître
comme simple réalité car ce décodage est en même temps la clé
de sa compréhension et celle de l'utilité, pour lui, de l'information
qu'il doit prélever.
Cette opération ne pouvant se faire sans recours à des référents,
elle suppose une intense activité de repérage, de comparaison,
de confrontation... toutes opérations indispensables à l'attribution
d'un sens. Avoir un projet facilite grandement la mobilisation
des repères. Tout faire seul est parfois au-dessus des possibilités
de l'enfant.
Le consommateur, n'est pas tenu à cette activité d'anticipation.
Inscrit dans une logique de soumission, il se contente d'adhérer
plus ou moins à une offre; désir et appétit lui suffisant alors
à assouvir un besoin qui trouve vite en lui-même sa propre satisfaction.
L'information qu'il en tirera, éventuellement, n'est garantie
par aucune loi de conservation : elle pourra subsister, se modifier
ou disparaître sans laisser de traces. Faute d'un but, le prélèvement
risque de se faire de façon aléatoire, sera donc peu mémorisable
puisque isolé, et aura finalement peu d'utilité.
Pour une dynamique d'initiative et d'autonomie
L'usager, lui, se place dans une dynamique d'initiative et son
autonomie se construit dans l'action, à partir de référents clairement
désignés, vers un projet. Même s'il ne sait pas précisément ce
qu'il cherche, il reste dans une attente vigilante de réponses
à un questionnement. Il est plus exigeant parce que son activité
procède d'une double démarche : trouver sa place dans une alternance
de production/consommation, satisfaire un besoin de réussite personnelle
et/ou sociale en collectionnant des éléments de réponses réutilisables
tels quels ou lui permettant de réorganiser ses acquis.
Bien évidemment aucun enfant n'est totalement et en permanence
consommateur ou usager, mais la situation d'apprentissage qui
semble la plus productive est bien celle où il est amené à faire
usage d'un " produit d'information ", en tentant de le rendre
adéquat à un besoin reconnu par lui et qu'il a lé désir de satisfaire.
Et si l'usager n'est, pas plus que le consommateur, à l'abri de
ses pulsions (via la manette ou la télécommande !), du moins peut-il,
par une attitude qui privilégie l'être sur l'avoir, exercer et
développer des capacités que n'exige pas toujours la possession
mais que requiert impérativement la relation: ici, interactivité
et participation deviennent conditions irremplaçables.
De quelques perspectives éducatives
Ces réflexions ne sont pas sans conséquences s'agissant du développement
cohérent d'une éducation aux médias audiovisuels. Nous laisserons
(provisoirement!) de côté les aspects techniques d'une telle éducation
pour n'aborder que les perspectives dans lesquelles, fondée sur
les usages et les usagers, elle pourrait s'inscrire.
On pense d'abord globalement à la dimension politique de ces perspectives.
Dans une activité où l'image tient une place si prépondérante,
il n'est pas inutile de se souvenir du célèbre Prince Potemkine
et de ses décors mobiles destinés à abuser sa Tsarine sur les
réalités de l'empire. Cette réflexion/formation commence pour
l'éducateur (avant d'y initier les enfants) par l'augmentation
de ses propres capacités à exercer une critique crédible, c'est-
à-dire apte à intégrer à ses jugements, le plus grand nombre de
paramètres: esthétiques, techniques, pédagogiques mais aussi économiques,
sociaux, sans oublier les problèmes liés à la construction du
savoir, à l'accessibilité, à la médiation, à l'organisation du
temps... La politique n'est pas toujours où on la cherche!
La dimension économique est rendue évidente par le " format "
que les écrans, tyranniques forces de ventes, confèrent à tous
produits culturels. Et si la sanction du marché (via l'audimat)
est inévitable dans une économie du même nom dans laquelle se
développent production et diffusion des programmes, ne retenir
que ce seul critère pour évaluer la qualité d'un produit télévisuel
ne peut conduire qu'à des jugements manichéens ne laissant pas
d'autre alternative que celle de fermer son récepteur. L'action
d'ordre économique des éducateurs commencerait peut-être, dans
le cadre de l'éducation populaire, par une réflexion sur les nécessités
et les moyens de créer des secteurs particuliers (celui des émissions
destinées aux enfants!) et pour lesquels on imaginerait des moyens
permettant au marché de solvabiliser des activités (une télévision
à la fois éducative et attractive pour les jeunes !) que celui-ci
ne reconnaît pas encore aujourd'hui, sauf dans des cas très limités
de télévisions d'abonnés. Cette réflexion/formation pourrait se
faire, par exemple avec les télévisions publiques, dans le cadre
de conventions avec le ministère de la Culture ou de la Jeunesse
et des Sports... et les mouvements associatifs.
Une autre dimension, à laquelle on ne pense pas toujours est la
dimension territoriale.
A admettre comme définitif que la relation des enfants à leurs
écrans reste familiale, on l'enferme dans la sphère privée et
par là même on se prive de toute possibilité d'action éducative.
Pour se donner les moyens d'éduquer à des pratiques qui ont plutôt
leurs habitudes en famille, il faut bien imaginer des lieux qui,
dans le cadre du temps libre, garantissent un accès facile de
tous les enfants à toutes sortes de matériels audiovisuels (du
téléviseur à l'ordinateur), et la présence de personnes-ressources
soutenant rencontres, échanges, apprentissages ou débats dans
une double logique de proximité et de continuité. On peut donc
raisonnablement penser à l'implantation de tels lieux ouverts
aux enfants et aux jeunes et leur offrant des possibilités d'apprendre
d'une façon ludique et socialisée.
Une dimension sociale semble en effet indispensable à de tels
apprentissages des écrans. Les connaissances techniques qui deviennent
toujours incontournables à un moment ou un autre sont d'autant
faciles à acquérir qu'elles sont motivées. Les usages sociaux
de ces techniques, en permettant une meilleure maîtrise des écrans,
renforcent les motivations individuelles parce que c'est justement
l'usage social qui est générateur de partage et de projets au-delà
des seules satisfactions personnelles.
Et si l'on n'évoque qu'en dernier la dimension individuelle, ce
n'est pas par choix hiérarchique mais simplement parce que l'éducation
populaire a toujours trouvé sa meilleure efficacité lorsqu'elle
est parvenue à faire vivre en harmonie les individus et les groupes
qu'ils constituent. L'éducation populaire est aussi éducation
à la citoyenneté.
Être usager et non simple consommateur d'écrans, n'est-ce pas
tout à la fois être conscient de sa situation de spectateur (la
distance), être capable de construire son réel entre le possible,
le vraisemblable et l'imaginaire (réalisme), savoir dominer ses
émotions en utilisant codes et langages inscrits dans des systèmes
de valeurs (autonomie), reconnaître et faire reconnaître son utilité
personnelle dans la société, avoir la meilleure maîtrise de son
temps... Toutes choses qui s'apprennent, mais qui ne s'apprennent
pas tout seul.
Manger du cheval est sans doute la façon la plus immédiate et
la plus facile de le consommer. Former, un couple harmonieux avec
sa monture exige projet, volonté, initiative, compétences, cohérence
et temps... en plus du cheval.
Les pressions de l'économie et du marketing nous poussent, via
les écrans, à former les jeunes consommateurs, l'ambition d'autonomie
que nous poursuivons pour eux nous impose de former avant tout
des usagers.
Pierre CAMPMAS |